Invité
my mirror // @Jannah binti Jati
Noyée dans une marée de voix oubliées, désintéressée de ces visages qu'elle se refuse de mémoriser, peut-être par peur de ce que le familier pourrait lui apporter. Ce presque anonymat lui plait, redevenue pion, travailleuse parmi tant d'autres – un simple rouage dans l'engrenage. Et c'est grisant, de s'emmerder. De ne pas s'entendre causer, de planter les ongles dans la terre et de suer pour quelques misérables tickets. Père Jones lui a parlé des couvents de l'ancien monde, la menteuse n'a pas pu s'empêcher de les envier. Dans une autre vie, elle aurait été bonne sœur, et ç'aurait peut-être été assez pour la laver de ses péchés.
Toujours la dernière à se plier à l'arrêt forcé de dix-sept heures tapantes, les doigts ennuyés par l'absence de corvée se décrassent sur le jean usé. Sans jupe, l'ombre d'un sourire fait tiquer le coin des lèvres, hérésie réveillée de sa torpeur habituelle à l'idée d'indigner un peu plus ceux qu'elle a reniés. Satisfaction enfantine et triomphe émancipé d'abord, vague de culpabilité ensuite. L'intérieur fulmine, vacillant et chaotique parce qu'il est bien incapable de maintenir un semblant d'équilibre. «
Parce que le silence d'ordinaire si plaisant avait mué en quelque chose de foutrement désagréable, la solitaire se hasarde au détour d'une ruelle. Puis deux, puis trois, jusqu'à trouver une allée bourdonnante de monde ; l'urgence de celles et ceux qui veulent désespérément se retrouver avant le couvre-feu. Alors, elle marche plus lentement qu'à son habitude, traîne des pieds, comme pour baigner dans l'animation à défaut de réellement y participer. C'est tentant, de se mêler à la masse bienheureuse, de faire comme si ces dernières années – toute sa vie – n'étaient plus. Ou de simplement choisir un autre masque, une fille qui lui ressemble mais n'aurait pas la même histoire.
Elle ne sait pas à quel moment elle se retrouve à une table, parce que la notion du temps lui échappe. Quelques minutes, peut-être un quart d'heure à s'égarer au fil d'un récit invraisemblable. Ce type bosse avec elle, mais c'est la première fois qu'elle prend la peine de l'écouter causer. De le regarder, même. Parfois, quand elle cligne trop rapidement des paupières, l’espace et le temps se brouillent et se transforment. Un furieux kaléidoscope qui grille les rétines et ronge la réalité. Idaho, Oregon, Washington – elle ne prend même plus la peine de compter. Alors, quand un visage familier se glisse à l'orée de la ruelle, elle se dit que son esprit lui joue encore des tours et que les dates s'emmêlent. Elle est à deux rues de chez elle, quand le vieillard s'accroche désespérément à la manche de sa veste. «
Il est aussi frêle que dans ses souvenirs brumeux, peau creusée de sillons, pupilles vitreuses et poigne chevrotante sur le tissu épais entre ses doigts. Elle a pris cette même main dans la sienne pour prier à ses côtés et lui promettre un sanctuaire avant de le dépouiller et de l'abandonner. Son salut, il l'a visiblement trouvé sans elle. Malgré elle.
L'orage est soudain, vieillard repoussé d'un geste brusque avant que les talons ne se retournent. Elle ne croit pas l'avoir fait tomber, mais l'adrénaline et l'appréhension font qu'elle s'en fout. L'arnaqueuse passe entre les mailles du filet, virage pressé, mais confond le bruit des pas avec le tambour de son cœur qui bat. Ça lui apprendra, à vouloir être comme les autres alors qu'elle ne l'est décidément pas.