TWElle avait fait le deuil de son compagnon le jour où il avait annoncé son départ, le moment où il avait franchi les murs, elle avait accepté sa mort.
Elle n’avait jamais montré sa colère, encore moins sa peine, elle avait à peine bronché. Le jour J, elle l’avait passé à changer les pansements d’un patient et refaire l’inventaire de ses ressources médicales, comme n’importe quel autre jour.
C’est seulement dans la froideur de son appartement, dans la quiétude de la nuit, avec pour seule compagnie ses fantômes, que ses pleurs n’avaient connu aucune fin. Même elle fut surprise par ses sanglots interminables, par la douleur dans son poitrail. Il n’avait jamais été si
spécial, elle n’avait jamais eu l’impression qu’il était spécial. Quand il était là, elle ne le ressentait à peine. Alors pourquoi son absence était-elle si bruyante, si étouffante?
Comme-ci, à l’occasion de ce nouvel abandon, elle en avait profité pour déverser toutes les larmes qu’elle n’avait jamais fait couler dans les vingt-cinq dernières années, elle avait à peine dormi de la nuit, terrassée par sa peine.
Puis, elle s’était relevée le lendemain, elle avait frotté son visage, effacé les traces de sa faiblesse. Elle était allée travailler comme si rien ne s’était passé, habillée en noir.
Elle avait passé la nuit à mettre son ami en terre.
Les années étaient passées, Solveig avait continué sa vie, sa routine. Refoulant ses souvenirs comme pratiquement tout le reste, elle était impassible à la mention de son nom ou ceux de sa famille, et il ne traversait certainement pas ses lèvres à elle. Elle avait trouvé chaleur dans les bras d'autres étrangers, elle avait laissé derrière elle cette époque avec une apathie défensive.
Jusqu’à ce qu’une lettre arrive à elle.
Il était en vie.À la première lecture, elle avait cru à une mauvaise blague. Après tout, Solveig connaissait certaines personnes du district qui n'étaient pas au-dessus de ce genre de choses. Elle avait refusé d’y croire, on ne sort pas de la zone de quarantaine sans en payer le prix.
Mais apparemment si: dans la lettre,
sa lettre, on lui demandait de venir. De sortir des murs, d’emprunter ce foutu passage. Une requête si vague et pourtant si exigeante, si agonisante pour Solveig, qui ne pouvait pas entièrement se résoudre à dire non tout de suite.
Après 3 longs mois à contempler le bout de papier tous les jours, accroché à un de ses murs comme une cible, par moments avec espoir, d’autres avec colère, elle avait fini par craquer.
Revenir d’entre les morts, c’est quelque chose que ses proches n’avaient jamais fait, elle devait lui donner. C’est peut-être pour ce miracle qu’elle avait cédé.
Solveig s’était risqué. À la grande surprise de plusieurs, la chirurgienne avait fait la requête d’un passage accompagné d’un convoi, concordant son horaire avec le prochain échange de ressources: elle ne traverserait jamais sans être accompagnée d’une patrouille quelconque. Heureusement pour elle, son métier pouvait justifier sa prudence.
Elle avait anticipé la journée de son départ, angoissée jusqu’à s’en rendre malade. Revivant la même terreur que durant son service militaire, se sentant comme l’adolescente pétrifiée à l’idée de sortir des remparts. Et maintenant, elle aurait à sortir pour de vrai. Le cauchemar était devenu réalité, et Solveig songea plusieurs fois à changer d’idée les heures qui précédèrent leur patrouille. Mais elle s’entêta à essayer. À sortir.
Et pour quoi?
Pour lui.Solveig cru, le temps des quelques minutes suivant leur sortie, qu’elle s’en tirerait bien. Encadrée de gardes, dans les profondeurs d’un véhicule de la FEDRA, elle crut avoir écarté la majorité du danger, la source de toute sa terreur. Mais plus ils s’éloignèrent de la porte, plus Solveig perdit de ses couleurs.
Mètres après mètres, le son du moteur lui sembla être de plus en plus assourdissant, les parois blindées du véhicules de plus en plus serrées. Elle pouvait sentir son coeur tenter de sortir de sa poitrine. Les mains plantées dans le siège du véhicule, ses ongles percèrent le tissu sous la force de sa poigne. Elle tenta de penser à la raison qui la poussait à avancer pour se motiver, mais elle avait mis tellement de temps à refouler sa nostalgie, à essayer de l’oublier, elle avait trop bien réussi: ses souvenirs de lui étaient boueux, flous. Solveig allait mourir pour un homme qui n’existait plus.
Après une dizaine de minutes, elle n’en pouvait plus: elle semblait ne plus avoir d’air dans ses poumons. Elle ordonna aux soldats de s’arrêter, de rebrousser chemin. Les militaires balayèrent sa demande du revers de la main, déterminés à terminer leur job. Aux grands maux les grands moyens, Solveig se jeta sur la poignée de porte comme un animal dans un piège. Un patrouilleur dû la retenir, forçant le convoi à s’arrêter à une halte de fortune un peu plus loin sur la route.
Elle s’extirpa du véhicule comme on sort des vagues, difficilement, cherchant son air. Alors que les militaires sortirent à leur tour en poussant toutes sortes de jurons à son égard, Solveig les entendit à peine. L’un d’entre eux sembla être assez gentil pour essayer de la calmer pour la faire remonter à bord, mais Solveig avait déjà planté ses talons dans le sol. Elle n’écouta pas sa piètre tentative de réconfort.
“You take me back. Take me back, right now!” Elle agrippa les bras de l’homme, haletante, refusant de bouger dans la direction qu’il semblait lui indiquer.
“No. NO! I’m not going any further, you need to take me home.” Alors que le volume de sa voix frôlait le cri, ses yeux étaient sauvages, écarquillés par la terreur. Elle était prête à en découdre, si ils essayaient de la forcer à remonter.
“I’ve changed my mind, I want to go home.”Les soldats s’échangèrent des commandes que Solveig n’entendit pas, assourdie par le sang dans ses oreilles, tambourinant au rythme de son coeur. On la dirigea vers l’abri, pour qu’elle se calme probablement.
“Please- I want to go home.” mendia-t-elle, désespérée. Jamais elle n’aurait laissé les peacekeepers entendre une telle vulnérabilité de sa part, mais elle était à court d’options pour se faire entendre. On la laissa seule le temps de se réorganiser, les militaires faisant peu d’efforts pour cacher leur impatience. Elle perdit le sens du temps.
Assise seule dans la halte, sa panique monumentale se changea en terreur pétrifiante. Solveig fixa le sol sans réellement le voir, recroquevillée sur elle-même. Après un certain temps, elle entendit l’arrivée d’un véhicule qu’elle n’avait même pas entendu partir. Elle ne releva pas la tête lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, mais elle entendit son nom.
Peut-être à cause de toutes les émotions du moment, ou simplement les conséquences du temps qui passe, elle ne reconnut pas la voix.
C’est seulement lorsque quelqu’un s’accroupit près d’elle que la chirurgienne s’extirpa momentanément de son monde de cauchemars, ses yeux cherchant ceux de l’inconnu. Elle s’était souvent dit qu’elle avait oublié son visage, ayant presque réussi à s’en convaincre. C’est pourquoi la vitesse à laquelle elle reconnut l’homme devant elle la frappa elle-même.
Lui. Il était là, il était bien en vie.
Ses yeux s'écarquillèrent, alors qu’il lui signait une salutation, ses yeux doux.
“Sasha?” Sa voix était rauque, le croassement d’un oiseau tombé de son nid.
Elle observa les mains de son ancien ami sur les siennes, cherchant un sens à ce qu'elle voyait. Elles étaient sales. Et ses bras semblaient plus robustes, plus solides. Il sentait la paille, et l’odeur des animaux. Sa présence sembla la reconnecter un peu plus à la réalité.
Solveig fixa ses bras encore un long moment, cherchant dans sa mémoire les heures de pratique de la langue. C’était une bonne chose, ça lui permettait de se concentrer sur quelque chose de précis, de spécifique, la détournant de son propre stress.
Enfin, elle eut le courage de libérer ses mains de celles de Sasha, signant lentement les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit, sa grammaire trahissant le manque de pratique, ses yeux cherchant les siens avec un empressement notable, l'éclat de sa panique fauve encore présente.
“I thought you were dead.”